Notre invité est le Professeur David Krakauer. David est un théoricien en biologie. Il dirige l'Institut du Wisconsin pour la Découverte. Il est aussi Professeur de génétique à l'Université du Wisconsin et Professeur externe à l'Institut Santa Fé. Avant de déménager dans le Wisconsin, il était l'un des Professeurs résidents au SFI, et il a été Président de la Faculté. - Bienvenue David. - Je suis très heureux d'être là. - Dans notre cours, nous avons parlé d'émergence, du concept d'émergence et de la notion selon laquelle les propriétés émergentes doivent être expliquées au niveau du système et non à celui des individus. Certains ont aussi dit que l'émergence était une notion subjective, et qu'elle n'est émergente que parce qu'on est pas assez malins pour la cerner au niveau individuel. Vous pensez que c'est vrai? Ou bien y a-t-il quelque chose de plus fondamental? - Je dois reconnaître que j'ai aussi du mal avec ce concept, et je balance le pour et le contre. D'un côté, je crois que cette remarque est vraie, et qu'on pourrait, avec une capacité infinie de calcul, décrire un système par ses constituants élémentaires. Et la raison pour laquelle nous cherchons des variables effectives, ou des groupements de données, c'est parce que c'est plus simple. Ainsi en va-t-il avec la thermodynamique, par exemple: chaleur, température, entropie, et ainsi de suite. Mais d'un autre côté, c'est une remarque insuffisante. Si vous pensez à des capacités intellectuelles sophistiquées, comme le raisonnement musical, il ne me semble pas si évident de dire qu'une description microscopique de la dynamique des protéines dans nos neurones seront jamais capables de capturer ce qu'on entend par "apprécier de la musique". C'est pour cela que je n'ai pas de bonne réponse. - Je vous ai demandé de définir un système complexe. Une autre manière de poser cette question serait de parler de ce qu'est la complexité elle-même. Vous pensez que c'est difficile? Quand on pose la question, on reçoit souvent des réponses différentes. Vous pensez qu'il existe une définition unique de la complexité, que l'on pourrait utiliser d'un système à l'autre? Ou bien est-ce vraiment dépendant de chaque système? - Je suis plutôt optimiste. Je crois que cela tient au niveau de précision des prédictions que l'on veut. Dans un sens, on peut donner des définitions très générales, comme celles de gens comme Murray Gell-Mann et Jeff Lloyd, qui suggèrent que c'est relatif à la longueur de la description: combien de pages d'algorithmes ou d'équations mathématiques sont nécessaires pour capturer la variabilité qui nous occupe? Le problème avec ces mesures, c'est qu'elles ne nous disent pas grand chose sur les mécanismes qui, au fond, sont ceux qu'on veut voir opérer, contrôler ou comprendre. Et c'est là que les difficultés apparaissent, parce qu'à ce moment, les mesures de complexité commencent à bifurquer et à proliférer. Je crois que tant qu'on est prudent, et qu'on annonce les définitions opérationnelles, qu'on définit quels sont les assomptions, les axiomes, les définitions ne doivent pas nécessairement être unifiées. Mais j'ai l'impression que, si on y regarde de plus près, toutes ces définitions légèrement différentes les unes des autres ont toutes plus ou moins le même goût, et qu'elles capturent quelque chose, le nombre de composants nécessaires pour effectivement prédire et contrôler l'environnement. Je crois que c'est leur dénominateur commun, même si en apparence, elles semblent diffŕentes. - Pouvez-vous nous expliquer ce sur quoi vous travaillez actuellement? - Mon modeste programme de recherche vise à comprendre - on peut le dire de deux manière: la forme majestueuse, c'est l'évolution de l'intelligence sur notre planète, dans le système solaire et dans l'univers. C'est aussi ambigu que l'évolution de la complexité, n'est-ce pas? Remplacer un terme compliqué par un autre. Une autre manière, plus modeste, c'est l'évolution des mécanismes de traitement de l'information. C'est un tour de passe-passe, parce que ce n'est pas vraiment plus clair que la première explication, mais elle est généralement mieux acceptée. Par exemple, des organismes simples, unicellulaires, peuvent répondre à l'environnement dans lequel ils vivent. Ils peuvent chercher des sources de nourriture, ils peuvent se déplacer et se rassembler. Une fois multicellulaires, elles prennent des rôles différents. Certains s'occupent du métabolisme, d'autres ne font que sentir l'environnement, et ainsi de suite. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir pourquoi cela se produit. C'est amusant: on en sait plus sur l'univers à la plus petite et à la plus grande échelle qu'à celle où nous évoluons. Nous comprenons une profondeur extraordinaire, l'origine de notre système solaire, l'origine de tous les éléments, du tableau périodique. Nous comprenons la fusion nucléaire, mais nous ne comprenons pas les fourmis. Et c'est parce qu'il s'agit d'un système complexe. Il ne suit pas les élégants formalismes mathématiques. Comment un système complexe émerge d'un système simple? C'est toute la grande question. Comment la vie émerge-t-elle de l'absence de vie? C'est ce que je recherche, dans le contexte des sciences de la nature. Je ne suis pas mathématicien, ni informaticien. J'utilise des instruments qui viennent de ces domaines, et je les applique à des phénomènes naturels, pour lesquels je dispose de données raisonnablement bonnes, et qui s'améliorent. - Puis-je donner un exemple? - Oui bien sûr. - Au cours des dernières décennies, la croissance extraordinaire du nombre de génomes complets que l'on a réuni pour toute une gamme d'organismes. Dans le passé, on n'avait ces données que pour une ou deux espèces, parce que c'était très cher à obtenir. Aujourd'hui plus, et si on se pose une question sur l'évolution, on doit prendre ces données en compte, de plusieurs espèces, et pas d'un seul groupe, comme les humains, les souris ou les mouches. Cela fait une grosse différence, et on peut maintenant poser la question de modèles de changement, déduire des modèles de changement à partir de morceaux très différents de l'arbre de la vie. Et il y a aussi les données à propos des choses elles-mêmes, comme les protéines dans les cellules nerveuses. On peut se poser la question du changement dans la manière avec laquelle les cellules nerveuses expriment les gènes au travers de plusieurs lignées, et à quel moment. C'est un type de données, surtout génétiques, qui sont disponibles grâce à ces mécanismes fréquents, et qui complètent vraiment des programmes de recherches plus théoriques. - Quand on regarde des génomes, et qu'on observe leurs changements, comment se fait le traitement de l'information? - Vous en parlez comme de quelque chose fondamental. - Très bonne question. C'est là le grand défis. Il faut adopter à un modèle computationnel, puis se demander à quel point les éléments que l'on observe remplissent les conditions de ce modèle. Par exemple, après la découverte de la structure de l'ADN, on a cherché à savoir comment les gènes s'allument et s'éteignent, un travail qui est souvent associé à Jacob et Monod, qui s'intéressaient à ce qu'on appelle maintenant la régulation des gènes, comment ils s'allument et s'éteignent à différents moments. On peut prendre un organisme vivant, comme une bactérie E. Coli, et étudier en détail comment ses gènes fonctionnent, On sait donc quelle la structure correspond à quelle fonction, parce que c'est une espèce vivante. On peut alors observer une série de génomes, pour lesquels il n'y a pas d'analyse en laboratoire, et généraliser en disant que, puisqu'ils ont les mêmes structures, on peut supposer qu'ils ont des mécanismes similaires. C'est ce qu'on fait quand on écrit de simples modèles mathématiques pour les systèmes que nous connaissons. Et si nous trouvons des structures analogues auprès d'espèces pour lesquelles on ne peut pas faire d'expérience, on peut demander si le modèle mathématique dispose de tous les ingrédients, ou bien s'il faut conjecturer sur ce qui manque. - Je voudrais poser une dernière question: vous avez parlé de ces différents domaines, traitement de l'information, mathématiques, dynamiques... Si quelqu'un s'intéresse à la science des systèmes complexes, comment peut-il dominer tous ces champs? Comment faire? - C'est une bonne question. Je ne suis pas sur que nous le fassions nous-mêmes. Disons que nous ne dominons pas tout. La clé est dans la collaboration. C'est d'ailleurs une des choses les plus amusantes, quand on travail dans ce domaine, car cela demande de profondes collaborations. Et c'est ce qui rend le travail si agréable. D'un autre côté, au cours d'une carrière, on ne peut pas perdre de vue les autres domaines. Je crois que le cerveau humain est remarquablement flexible. Et remarquablement vaste. Mais le mode d'organisation de nos université nie cela, elles disent qu'il faut se spécialiser, qu'on ne peut contribuer à rien, si ce n'est tel groupe de protéines. Je ne suis pas d'accord avec ça, je crois que ce n'est pas vrai. Les gens qui s'intéressent peuvent apprendre énormément, et c'est plus un problème de temps et de structure. L'un des grands bénéfices de votre cours, disponible en ligne, c'est d'offrir un accès à ce type d'information. Je crois qu'en tant que directeur d'un institut, je cherche à promouvoir des séminaires, des cours, qui puissent avoir cette qualité interdisciplinaire. Nous devons trouver la manière de récompenser les gens qui font ce type de travail. Il faut faire de ces gens des professeurs. - Voilà le défi! - Il y a de gros défis qui s'annoncent, mais ils sont surtout pratiques, il n'y a rien d'impossible. - Merci beaucoup. - J'espère que vous ne gelez pas trop dans le Wisconsin. - Ca va, j'ai beaucoup de couches différentes.